
Le 9 septembre dernier était déposé le rapport Draghi, fruit des réflexions de Mario Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne et Premier ministre italien de 2021 à 2022. Son rapport se centrait sur la question de la compétitivité économique européenne, et visait à fournir des pistes pour accomplir le projet de renforcement de l’Europe vis-à-vis du reste du monde. Passé presque inaperçu ici, le rapport a généré de grands débats en Europe, mais le manque de sentiment d’urgence empêchait une réelle application du rapport.
Mais la situation a changé. Ce qui n’était que supposition s’est avérée réalité. Trump a pris le pouvoir et a mis en place une politique étrangère agressive envers les alliés traditionnels des États-Unis. L’Europe, comme le Canada, est déstabilisée : son allié économique et militaire se retourne contre elle, et se range dans la réalité alternative qu’à construite Vladimir Poutine par rapport à la guerre en Ukraine.
Alors, le rapport Draghi nous semble maintenant prémonitoire. Presque six mois après sa déposition, qu’est-ce que l’Union européenne peut en tirer ? Et nous, Québécois et Canadiens, comment cela nous impactera ?
Dans ses grandes lignes, le rapport considère que l’Union européenne (UE) est à un tournant, et qu’elle est à l’heure des choix. Que ce soit la Covid-19, la crise environnementale ou les relations difficiles avec la Chine, la Russie et maintenant les États-Unis, tout cela a révélé des faiblesses de l’Europe : le manque de productivité et d’innovation, la dépendance économique vis-à-vis des autres puissances, l’absence de sécurisation des ressources critiques ou encore le manque de coordination des politiques entre les États membres. Les crises ont aussi montré les voies par lesquelles l’Europe pourrait se développer. Voyons ce rapport plus en profondeur.
Productivité et innovation
La diminution de la productivité économique en Europe affaiblie les économies nationales et donc les budgets des gouvernements, et ralentie l’UE dans le développement des nouvelles technologies. Cela est explicable en partie par les retards accumulés par les États européens dans le développement des secteurs de la tech, laissés aux mains des Américains et des Chinois, retards qui, eux, sont causés par le manque de financement de la recherche et par les difficultés qu’on les universités européennes à compétitionner avec leurs concurrents étrangers. À cela on ajoutera les nombreuses règlementations, qui complexifient le parcours des entrepreneurs, devant s’adapter à des législations régionales changeantes et variées.
Comme piste de solution, le rapport encourage l’Europe à se préparer aux prochains mouvements d’innovation, comme ceux de l’intelligence artificielle et de la robotisation, en investissant en recherche et en éducation. Elle devrait aussi innover dans les domaines vitaux, comme la défense, pour éviter de dépendre des industries hors d’Europe. En plus de cela, la réduction des régulations et les barrières économiques au sein de l’UE est encouragée, pour aider les entreprises à accéder à de plus grands marchés. Finalement, la collaboration devrait s’intensifier entre les membres, notamment au niveau du partage de l’information et de la coordination des industries.
Nous noterons le techno-optimisme général du rapport : la technologie, et notamment l’IA, est présentée comme la solution à tous les problèmes européens. Le rapport Draghi n’ose pas la remise en cause du modèle économique globale : au contraire, il présente le capitalisme et le productivisme comme les seules voies possibles pour la préservation de la social-démocratie et pour que l’Europe puisse prospérer dans un monde de plus en plus instable.
Décarbonation
En parlant d’innovation, le rapport met l’accent sur l’occasion apportée par la lutte environnementale. En développant l’électrification, l’UE pourrait créer à la fois des emplois, des nouvelles technologies, et gagner en indépendance vis-à-vis de ses adversaires : en se débarrassant des énergies fossiles, l’Europe pourrait tourner le dos à sa dépendance gazière russe. L’Europe est cependant prévenue : pour atteindre ses objectifs, elle devra investir dans ces secteurs (en s’endettant lorsque ce sera nécessaire) et éviter la facilité de se tourner vers la Chine pour répondre à ses besoins énergétiques.
Sécurité européenne
Les dépendances de l’UE vis-à-vis des autres puissances posent un risque de coercition. Nous pouvons le voir actuellement avec les tarifs contre le Canada que Trump agitait : en dépendant trop de l’économie américaine, le Canada s’est piégé dans une relation économique dangereuse. C’est la même chose qui risque de toucher l’Europe si rien n’est fait, notamment sur le plan militaire, alors que les États-Unis menacent de ne plus défendre l’Europe.
Le rapport prône la diversification des échanges, notamment sur les apports de matériaux critiques (par exemple, le lithium nécessaire aux batteries), pour diminuer les risques de dépendance. Il amène aussi l’idée d’instaurer une diplomatie des ressources visant à ce que l’UE développe ses liens et ses investissements auprès des pays alliés pour l’exploitation des ressources les plus précieuses. En plus de cela, Draghi encourage le développement, au sein même de l’Europe, des technologies les plus vitales, comme les semiconducteurs. Finalement, le rapport met de l’avant un enjeu qui refait surface aujourd’hui avec la question ukrainienne, à savoir de doter l’UE d’une véritable politique de défense ne nécessitant pas l’aide des États-Unis, et ce, en investissement massivement dans la technologie et dans la coopération stratégique des membres.
Ce dernier élément s’illustre bien dans l’actualité : dans son discours d’il y a quelques jours, le président Emmanuel Macron appelait à augmenter les capacités de dissuasion nucléaire de la France (en somme, l’arsenal nucléaire), pour servir de bouclier à toute l’Europe, alors que les États-Unis laissent planer le doute sur leur réelle défense de l’UE face aux ogives russes.
Le financement massif de la défense en Pologne et dans d’autres pays de l’Est est un autre bon cas. L’Europe de l’Est sait ce que ça fait de vivre dans la peur face au colosse russe. Elle a déjà été kidnappée par l’URSS lors de la seconde guerre mondiale, pour reprendre l’expression de Milan Kundera dans son article Un Occident kidnappé. Les Européens de l’Est ne voudront pas revivre ce vieux cauchemar, et se préparent en conséquence.
La nature de l’Union européenne
Le rapport est traversé par l’enjeu du développement européen : que ce soit pour l’agrandissement des marchées ou pour la coordination dans le développement de l’électrification et du domaine militaire, tout le rapport pointe vers une réduction des frontières entre les États membres, un renforcement des lois à l’échelle européenne et donc pour une plus grande intégration dans un projet européen. Le rôle de l’UE serait alors changé : le rapport prône une vision de l’Europe avec moins de bureaucratie et moins de réglementations, et plus de diversité d’acteurs, travaillant tous pour un objectif commun, à savoir faire de l’UE une puissance compétitive, autant sur le plan économique, technologique ou militaire. Allons plus loin : le rapport Draghi souhaite que le continent européen redevienne le centre de l’Occident, alors que les États-Unis déclinent et se referment sur eux-mêmes.
La contradiction est que l’Europe est traversée par des euroscepticismes. La remise en question de l’UE et de son développement actuel est à la mode outre-Atlantique. Nous verrons si la situation actuelle change la donne.
Les développements depuis le dépôt du rapport
Quelques jours après la parution des recommandations, l’influent économiste Thomas Piketty notait comme aspect central du rapport Draghi la remise en question de la peur perpétuelle de l’endettement des États, et félicitait les ambitions sur le plan des investissements1. D’autres voix ont pu s’élever par la suite. Le ministre espagnol des Affaires étrangères notait ainsi dans une tribune comment l’Espagne avait été inspirée par le rapport et travaillait déjà à développer les objectifs d’innovation promues par les recommandations, signe que le document n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd.
Des critiques émergent cependant. Avec le retour de Trump au pouvoir et donc le désir d’autosuffisance européenne, certains s’inquiètent que la section du rapport Draghi concernant la dérèglementation des entreprises soit radicalisée au détriment du véritable message du rapport, à savoir que les États membres devaient se responsabiliser et investir des sommes colossales pour les entreprises (plus difficiles à vendre à l’électorat et n’ayant pas d’impact rapide). À l’inverse, les dirigeants européens semblent se déresponsabiliser en se tournant vers les solutions faciles et à court terme, en enlevant les règlementations sur l’environnement et les droits des travailleurs, pour faciliter la tâche des entreprises.
Mais cette déresponsabilisation n’est clairement pas partagée par tous les dirigeants européens, les exemples de Macron et de la Pologne que nous avons abordés plus tôt nous montrent bien que plusieurs gouvernements ont choisi la voie des investissements, au moins dans le domaine militaire.
Quoi en pensez ?
Le Québec et le Canada observe de près la situation européenne : nous sommes confrontés à des enjeux similaires. Les politiciens canadiens ont déjà commencé à mettre en place ou à suggérer des politiques similaires à certaines proposées par Draghi : diversifier les échanges, diminuer les limitations au commerce interrégional, investir dans l’armée, etc.
Alors que les États-Unis s’isolent, et que les pays comme la Chine ou la Russie sont de moins en moins fréquentables, il ne reste plus aux dirigeants canadiens qu’un allié logique dans leur pensée, l’Europe.
Sources :
Commission européenne : https://commission.europa.eu/topics/eu-competitiveness/draghi-report_en
Le Grand Continent : https://legrandcontinent.eu/fr/2024/10/02/comment-lespagne-veut-mettre-en-oeuvre-le-rapport-draghi/
Les points centraux du dernier discours d’Emmanuel Macron :
L’article de Kundera, encore d’actualité 42 ans plus tard : Kundera, Milan. « Un Occident kidnappé : ou la tragédie de l’Europe centrale ». Le Débat, 1983/5 n° 27, 1983. p.3-23. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-le-debat-1983-5-page-3?lang=fr.
Image : Aurore Martignoni/CCE