
Vendredi dernier, le 14 mars, le tout nouveau premier ministre Mark Carney présentait ses ministres : un exercice qui fait habituellement peu de vagues. Mais cette fois, par ses choix, Carney a déclenché des réactions. Le Conseil des ministres de Carney, tout comme l’abolition de la taxe carbone fédérale le même jour, semblent être les signes du début d’une ère politique nouvelle.
Du Cabinet Trudeau au Cabinet Carney
Le Cabinet ministériel (autre nom du Conseil des ministres) regroupe tous les ministres du gouvernement. Ce sont eux qui dirigent les ministères, et dirigent donc l’action gouvernementale avec le premier ministre.
Le Cabinet change souvent au fil du temps, que ce soit pour s’adapter à des situations politiques nouvelles, pour récompenser ou punir des députés en leur accordant ou en leur enlevant des charges ministérielles, pour pallier au mécontentement des électeurs… Le gouvernement Trudeau, de 2015 à 2025, a effectué 26 remaniements ministériels (en excluant son premier gouvernement en 2015), dont 8 uniquement en 20241.
Face aux nouveaux paramètres politiques qu’amènent les relations tendues avec les États-Unis, et pour se démarquer de Justin Trudeau, Mark Carney propose alors un nouveau Conseil2, dont voici les grandes lignes, comparées à celles du dernier Cabinet de Trudeau :
Cabinet de Trudeau (6 février 2025) | Cabinet de Carney (14 mars 2025) | |
Nombre de membres du Conseil (incluant le premier ministre) | 37 | 24 |
Nombre de ministères* | 45 | 24 |
Province d’origine des ministres | Ontario : 16 Québec : 11 Colombie-Britannique : 3 Nouveau-Brunswick : 2 Terre-Neuve-et-Labrador : 2 Île-du-Prince-Édouard : 1 Nouvelle-Écosse : 1 Manitoba : 1 | Ontario : 11 Québec : 6 Colombie-Britannique : 1 Nouveau-Brunswick : 2 Terre-Neuve-et-Labrador : 1 Nouvelle-Écosse : 1 Manitoba : 1 |
Ratio hommes/femmes | 20/17 | 13/11 |
*Un ministre peut être responsable de plusieurs ministères (ex : Élisabeth Brière est à la fois ministre des Anciens Combattants et ministre responsable de l’Agence du revenu du Canada).
La différence qui saute aux yeux en comparant les deux Conseils est le nombre de membres et de ministères : Carney coupe 13 ministres et élimine presque la moitié des ministères. On voit aussi que le premier ministre a gardé une représentation des différentes régions du Canada dans son Cabinet ministériel. La représentation des femmes et des minorités semble rester aussi un enjeu important pour Carney, quoique moins mis de l’avant qu’en comparaison de Trudeau.
Il est important de préciser que les ministères coupés ne disparaissent pas entièrement : ils sont intégrés dans d’autres ministères. Prenons par l’exemple le ministère des langues officielles et le ministère des Femmes, de l’Égalité des genres et de la Jeunesse, qui n’ont plus de ministres associés dans le Cabinet, ce qui a été vivement dénoncé. Ces ministères disparaissent en tant qu’entités indépendantes et sont tous les deux fusionnés au ministère de la culture et de l’Identité canadienne. Il y a toujours des fonctionnaires qui continuent de travailler sur ces sujets, mais leur budget est partagé avec d’autres agences, tout comme leurs responsables, et surtout, leur ministre, M. Guilbeault. Ces ministères seront donc toujours actifs d’une certaine manière, mais ils se trouvent affaiblis, ce qui explique l’ire des francophones3 et des groupes de défense des droits des femmes4, en autres.
Au-delà des questions techniques, tentons de spéculer sur les raisons ayant mené les choix de composition du Cabinet Carney.
La gestion de crise
Les menaces persistantes de Trump de faire du Canada le 51e État américain, la peur des tarifs, la redéfinition de l’ordre mondial par le président des États-Unis… tout cela mène à une instabilité qui justifie, aux yeux de Carney et du parti libéral, la composition exceptionnelle (et surtout transitoire, en attendant un retour au calme5) du Cabinet. Deux considérations semblent s’imposer dans la pensée de Carney : il faut réduire le Conseil à la fois pour concentrer les efforts sur la gestion de crise et pour resserrer le budget, au moins dans l’œil de l’électeur.
Face à la crise, la diminution du Cabinet est présentée comme nécessaire pour permettre un meilleur contrôle, par le premier ministre, des actions ministérielles et de la bureaucratie en général. La littérature semble aller dans ce sens : plus il y a de responsables, plus ils risquent d’avoir de la difficulté à se coordonner6. Le but ici pour Carney semble donc de pouvoir contrôler tous ses ministres et les faire agir comme un bloc dans l’atteinte de ses objectifs. En gardant le Cabinet de Trudeau, il aurait dû gérer un grand nombre de ministres et de ministères, lui rendant plus difficile sa tâche de diriger par le haut : éliminer les ministères moins ‘‘utiles’’ à ses yeux devient donc une nécessité pour assurer une efficacité ministérielle.
La peur des tarifs renforce la crainte vis-à-vis du déficit du Canada (61,9 milliards en 2023-2024). Cette peur nourrie le désir de rigueur budgétaire : pour plusieurs, le plan est maintenant de se serrer la ceinture et de réduire notre déficit, pour être prêt lorsque les tarifs frapperont. En diminuant la taille du Cabinet, et donc des institutions de l’État, Mark Carney tente d’envoyer un signal à ces électeurs inquiets. Moins de ministres, c’est donc moins de salaires à payer (un salaire ministériel de base est de 203 100 $7); des ministères fusionnés, ça veut dire des budgets partagés et donc diminués. De plus, en ne nommant pas de nouveau vice-premier ministre, Carney montre ainsi son envie de se limiter au strict minimum organisationel. Du point de vue de la rigueur budgétaire, c’est un coup réussi pour Carney, qui, avec sa toute première action en tant que premier ministre, pourra se présenter comme le défenseur des payeurs d’impôts.
Un nouveau ministère, celui de la Transformation du gouvernement, des Services publics et de l’Approvisionnement, attirera l’attention. On peut s’attendre à ce qu’il effectue des coupes dans la fonction publique, pour réduire les coûts de l’État fédéral. Les adversaires de Carney auront tôt fait de décrire ce ministère comme l’équivalent du DOGE américain, dirigé par Elon Musk. Cependant, rien ne laisse croire que Carney souhaite démanteler l’État canadien : plutôt économiser dans les secteurs où Trudeau a beaucoup dépensés.
Se distancer de Trudeau, ou comment battre Poilievre selon Carney
En coupant dans les dépenses, Carney s’éloigne des politiques trudeauistes, considérées comme trop dépensières, pour se rapprocher d’une vision plus à droite, tentant sans subtilité de jouer dans les plates-bandes de Poilievre et du Parti conservateur. C’est exactement la même chose avec l’abolition de la taxe carbone : alors que l’élection approche, Carney veut enlever à Poilievre ses arguments économiques.
Au-delà de l’enjeu économique, les choix de composition du Conseil révèle l’autre aspect dont Carney veut se distancier de Trudeau : son progressisme (voir son ‘‘wokisme’’ selon Poilievre). Mark Carney semble vouloir se présenter comme un candidat du centre, qui se concentre sur ce qu’il juge être les vrais enjeux : l’économie, la politique internationale, l’unité canadienne, etc. Dès lors, les ministères touchant les femmes, la diversité et les personnes en situation de handicap (entre autres) semble perçus, pour Carney, comme facultatifs en ces temps de crise. Face au Canada inclusif prôné par Trudeau, Carney semble répondre que ce n’est pas le moment.
La création d’un ministère de l’Identité canadienne, regroupant entre autres le patrimoine et les langues officielles, est un ajout notable : Carney exprime, par le nom donné au ministère, un désir de renforcer l’unité canadienne face à la menace américaine. Il faudra voir la suite des choses, mais il pourrait s’agir d’un renouveau du nationalisme canadien, en opposition à la société postnationale prônée par Justin Trudeau.
Changer l’image du Conseil
Là où Carney est plus nuancé dans sa distanciation avec Trudeau, c’est sur les ministres qu’il garde auprès de lui. Les plus proches de Trudeau, comme Mélanie Joly, Dominic LeBlanc ou François-Philippe Champagne, continuent leur travail au sein du Cabinet, certains étant même augmentés (Champagne, grand partisan de Carney lors de la course au leadership libéral, est par exemple nommé ministre des Finances, poste prestigieux). Cependant, le premier ministre remplace ou déplace plusieurs ministres d’importance de Trudeau, avec des intentions variées.
Par exemple, en transférant Steven Guilbeault, ancien militant environnementaliste québécois, du ministère de l’Environnement et du Changement climatique, à celui de la Culture et de l’Identité canadiennes, Carney envoie un message aux Canadiens, surtout hors Québec, qui voyaient Guilbeault comme un donneur de leçon. Encore là, il joue sur le terrain de Poilievre, qui a souvent attaqué Guilbeault, en lui enlevant donc un argument contre lui.

Le ministre de la Culture et de l’Identité canadiennes, Steven Guilbeault
Un autre cas intéressant est celui de Marc Miller, ancien ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté, qui perd sa place dans le cabinet au profit de Rachel Bendayan. Deux manières de voir les choses : ou Miller a perdu son poste, car il était trop associé aux politiques d’immigration de l’ère Trudeau, alors que Carney souhaite des changements sur cette question; ou il a été démis de cette fonction à cause de certains commentaires dans les derniers mois, notamment des insultes à l’égard de premier ministre conservateurs provinciaux8, qui l’auraient fait mal paraitre. Dans les deux cas, Carney se distance d’un individu qui est associé, pour les Canadiens conservateurs, au règne de Trudeau et à une certaine vision du progressisme qui n’est plus la même que celle aujourd’hui défendue par le PLC.
Par ses choix, Carney semble vouloir rejoindre les électorats plus conservateurs (surtout de l’Ouest canadien, mais aussi en Ontario), pour former une coalition électorale qui lui permettrait de gagner les élections ce printemps.
Réactions au remaniement ministériel
Si l’on se fie à l’agrégateur de sondages Qc125, ce remaniement ministériel n’a eu que peu d’effets, pour l’instant, sur la confiance des électeurs9. Les intentions de votes pour les libéraux n’ont fait qu’augmenter, ce qui, si le vote avait lieu aujourd’hui, pourrait mener à un gouvernement minoritaire libéral, voir même majoritaire.
Bien que plusieurs groupes aient dénoncé les choix de Carney, leurs plaintes ne semblent pas avoir été entendues par les électeurs. Cela pourrait cependant changer avec la campagne électorale qui s’apprête à débuter. Les autres partis auront tôt fait d’attaquer Carney sur ses choix : le Bloc et le NPD dénonceront probablement la disparition de plusieurs ministères d’importance à leurs yeux, tandis que les conservateurs accuseront le premier ministre de faire des modifications seulement temporaires, comme ils l’ont déjà fait en l’accusant de n’avoir enlevé la taxe carbone que pour la remettre plus tard10.
Mais rien n’est encore joué. Continuez à suivre le Choc politique pour notre couverture de la campagne électorale !
- https://www.noscommunes.ca/members/fr/ministries?ministry=29&precedenceReview=109&province=all&gender=all ↩︎
https://www.noscommunes.ca/members/fr/ministries?ministry=30&province=all&gender=all&lastName=all ↩︎
https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2148515/carney-langues-officielles-ministere ↩︎
https://www.hrw.org/news/2025/03/18/canada-cuts-gender-equality-minister ↩︎
https://www.ledevoir.com/politique/canada/856270/premier-cabinet-carney-sera-ephemere-insiste-diane-lebouthillier ↩︎
http://www.revparl.ca/francais/issue.asp?param=224&art=1654 ↩︎
https://www.journaldemontreal.com/2025/03/14/combien-gagne-le-premier-ministre-du-canada#:~:text=Depuis%20le%201er%20avril,base%2C%20soit%20406%20200%24 ↩︎
https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2024-09-18/repartition-des-demandeurs-d-asile/miller-critique-trois-premiers-ministres-nonos-conservateurs.php ↩︎
https://qc125.com/canada/ ↩︎
https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2025-03-17/poilievre-abolirait-le-prix-sur-la-pollution-pour-les-industries.php ↩︎
Image 1 : La Presse canadienne / Sean Kilpatrick
Image 2 : La Presse canadienne / Adrian Wyld